Quand Baudelaire, Verlaine et Apollinaire viennent au secours de Maximem

Cinq heure moins le quart. Je marche le long des couloirs depuis une demie-heure. Je continue de mendier un 'ptit comprimé' d'OxyConton LP, qui m'est fermement refusé. Ce petit comprimé rond et blanc de 10 ou 20 mg de Chlorhydrate d'oxycodone, un analgésique opioïde. Je crois ruser en renouvelant ma demande auprès de chaque infirmière que je croise. Mes supplications restent vaines. La posologie habituelle est d'un comprimé de 10 mg toutes les 12 heures, or j'en "consomme" déjà trois par jour dont un de 20 mg. Donc elles ne cèdent pas.  A croire qu'elles sont reliées en réseau. Non Louise, non Marie, non Catherine, ne pas céder au monsieur, au 'professeur'.

C'est comme ça qu'elles me désignent entre elles et qu'elles m'interpellent. Parce qu'elles n'avaient jamais vu encore un malade se promener avec son ordinateur ou un livre sous le bras, sans compter sa petite liseuse. Aussi parce que j'écris ou lis tout le temps, ou leur parle du temps bizarre de plus en plus élastique qui nous permet de bavarder avec Baudelaire et Rimbaud, Verlaine et Apollinaire. Toutes ne connaissent pas, mais elles aiment puisqu'il s'agit presque toujours d'amour. Ce sont ces poètes qui sont mon meilleur secours dans les moments les plus terribles. Je récite à haute voix des phrases qui leur avaient traversées la tête et le corps tout entier.
Fanfimem  et Minimem m'ont offerts pour mon anniversaire ce que l'on appelle une liseuse. Un outil magique pas plus grand ni plus lourd qu'un agenda, et qui contient déjà une centaine d'ouvrages. De la tablette d'argile de nos ancêtres à la tablette numérique actuelle, vertigineux !

Alors, mon ptit comprimé ? Je le désigne par son nom, comme s'il s'agissait d'un petit compagnon, tiens en plus un vers de Guillaume Apollinaire. Elles rient. Non pas qu'elles soient cruelles, mais pour que je ris à mon tour. Je leur dis qu'il est regrettable qu'elles manquent de compassion. Là je vais trop loin, proteste Laure,  la toute petite blonde qui semble à peine sorti de son bouquet de roses.

J'ai réussi à me loger dans un cagibi au-milieu d'un couloir et à me poser avec beaucoup de précaution sur un fauteuil en cuir lie de vin, encore plus dur que du bois. La douleur qui gagne tout mon corps, et non plus seulement la partie malade, semble apprécier ce confort paradoxal. C'est donc là que j'écris le mieux. Le clavier sur les genoux. Dans ma chambre, je dispose d'une table, mais le siège ne me convient pas.
Des pauses, des somnolences qui viennent à point, à leurs heures, toujours bienfaitrices.

A quelle heure, le ptit comprimé ? Je ne supplie plus, vous voyez je deviens raisonnable. 7h ? Non, 6h ? Plus que soixante minutes ? Mes yeux se mouillent de bonheur.
On me rappelle pour la énième fois que si déjà à minuit je n'avais pas obtenu un OxyNormOro de 10 mg, qui est le même produit opioïde mais à effet très rapide, on aurait pu, etc.. Mais que puis-je, face à cette douleur inouïe ?

En revenant dans ma chambre, j'ai aperçu à côté de l'endroit où je m'installe pour prendre mes repas, une, puis deux bêtes immondes  tellement rondes et grosses que j'ai hésité à les écraser. surmontant ma répugnance, j'ai posé mon talon dessus, il reste  comme une bouillie de fraise. Sang putride ou parfum de fruit rouge:  mais impossible de faire le mouvement de torsion du corps qui me permettrait de renifler ces restes, animal ou végétal.

La position assise devient à son tour douloureuse. Pour me détendre, je reprendre ma marche le long des couloirs.